Analysis/On Maps…

Article en français

Dessins/Desseins

Le design informatif et les plans de réseaux de métro.

Deux plans novateurs qui connaîtront des destins contraires, le “Tube map” de Londres et le plan Vignelli de New York.

Aurélien Boyer-Moraes, designer graphique indépendant

La représentation des réseaux de transports collectifs de masse, tels que les réseaux de métro, présente des problèmes graphiques du fait de la quantité d’informations à mettre en forme et du très large public concerné. Ces documents ne sont pas des cartes à proprement parler mais des plans, terme dont l’étymologie permet d’entendre les desseins que ces documents doivent porter. L’approche synthétique par le truchement du design et de la sémiologie graphique, permet de résoudre la plupart des problèmes posés mais pour autant il n’existe pas de solution systématique que l’on pourrait plaquer d’un réseau à l’autre. Les destins contraires des plans de métro de deux villes d’importance mondiale, Londres et New York, sont emblématiques de ce sujet.

Designing mass transit systems maps presents difficulties due to the complexity of the information depicted. Those difficulties can be solved using tools such as semiology and graphic variables. Effective map making amounts to doing good information design. Schematic maps litteraly show network’s structure and how it works. The opposite fortunes of the system maps of two world cities, London and New York City, are very emblematic of this matter.

INTRODUCTION

La représentation d’un réseau de transports publics tel qu’il est dans le territoire urbain, qu’il habite autant que ses usagers, est une somme indispensable à son usage. Cette somme se présente sous une forme que l’échelle utilisée pourrait conduire à appeler carte, mais le terme de plan, plus riche sémantiquement, répond mieux aux desseins que ce support de communication informative doit avant tout porter. J’utiliserai donc le terme de plan, afin de laisser entendre le dessein qui est en creux le sujet de cet article. Le plan est un outil de référence d’utilisation d’un réseau de transports collectifs, il est la pierre angulaire de la communication informative de ce réseau. Bien plus que son « identité de communication » il présente sa structure, son anatomie, à travers tous ses éléments structurels qui constituent sa présence physique sur le territoire desservi et la nature de l’offre : arrêts, parcours, types de service, nœuds de correspondances, zones et équipements desservis, etc. Grâce aux éléments visuels ordonnés par une syntaxe graphique ou « charte », il permet de rendre lisible, intelligible, le fonctionnement du réseau pour en faciliter l’usage, c’est là toute sa pertinence.

Dès lors, ce type de plan outrepasse la représentation cartographique traditionnelle qui offrirait, dans le cas qui nous occupe, des tracés de parcours et des arrêts surimposés à un fond topographique plus ou moins détaillé. La synthèse qui est opérée lors de la conception permet de représenter les éléments constitutifs du réseau étroitement liés à la structure urbaine, celle de la ville, de l’agglomération, par l’utilisation pertinente de variables visuelles, ainsi que moduler, hiérarchiser, toutes les informations nécessaires à l’usage du réseau par le plus grand nombre. Un soin particulier est donc apporté à cette élaboration, un profond travail d’analyse du réseau ainsi que la définition de la fonction précise du document sont effectués en amont de tout dessin à proprement parler et doivent permettre à des spécialistes du langage visuel, les designers graphiques, de formaliser des réponses, en produisant un document dont la lecture sera aussi limpide qu’utile. Plus précisément, dans le cas d’une approche géographique, le fond cartographique s’il est importé à partir d’une source de type SIG, devra être apprêté, préparé comme un véritable support ou squelette, afin que les codes de représentation du réseau et des équipements publics desservis puissent s’établir en toute cohérence, afin de l’incarner. Ce fond peut aussi être dessiné ad-hoc par le designer afin d’être d’emblée adapté ou même se fondre avec la représentation du réseau si celle-ci est d’approche plus éloignée de la topographie, plus schématique, ce sera là notre sujet. La problématique cartographique au sens strict est ici débordée, ces documents entrent bien de plain-pied dans le champ du design informatif.

La langue française permet une définition très concise du design : dessiner à dessein.

Cette définition, si courte, sobre et claire dans notre langue ne manque pas de laisser perplexe face à la confusion, voire le flou « artistique » qui entoure cette discipline auprès du public et des autorités en France. Dessein et dessin furent un temps deux orthographes différentes du même mot, le terme design partage d’ailleurs la même étymologie provenant initialement du latin « signum » lié au signe primordial, après passage par l’italien « designare » et des formes françaises anciennes comme « desseigner », avoir comme dessein. En anglais, le terme est systématiquement associé à ses différents champs d’application : fashion design, graphic design, sound design, etc.

Ces succincts rappels permettent de saisir le principe de cette discipline et de voir combien elle dépasse largement son acception française la plus usuelle qui la cantonne à la forme des objets. Le design graphique informatif (information design ou le plus synthétique infographics, qui prête malheureusement à confusion du fait de sa quasi homonymie avec « infographie » qui désigne de manière générale les logiciels de production graphique) s’attache essentiellement à organiser et présenter dans un document des informations qui impliquent un niveau élevé de sélection et de hiérarchisation, en fonction du public particulier auquel le document est destiné dans un but déterminé.

Dans le cas des plans de métro ou de transports collectifs en général, ce public est très large, il concerne potentiellement tout un chacun. Il peut être conçu avec à l’esprit des contraintes bien spécifiques liées à un lieu et à un temps, par exemple à Mexico City‒DF, lors de la construction du réseau de métro, le système graphique informatif devait être compris par les personnes illettrées qui représentaient une part importante de la population. C’est ainsi qu’en 1969, Lance Wyman 1 (cf. exemple des pictogrammes du métro de Mexico City‒DF en illustration [1]) créa un système visuel qui reste à ce jour un travail unique par son ampleur et sa qualité. Ce designer est par ailleurs l’auteur du singulier plan de métro de Washington‒DC et de ses révisions jusqu’à aujourd’hui, réseau dont la signalétique a été conçue par un autre designer dont il sera largement question ici, Massimo Vignelli.

[1] 15 exemples de pictogrammes de stations du métro de Mexico City-DF, conçus par Lance Wyman.

La quantité d’informations donnée peut être très importante, soit l’usager devrait pouvoir sélectionner lui-même avec aisance l’information pertinente, soit la fonction du document est plus limitée et l’information s’offre d’évidence en rapport à une prise de décision. Au-delà de la fidèle représentation géographique, autrement dit topographique, dans le cadre de la représentation de réseaux de transports lourds, les réseaux de métro comptant moins de lignes que les réseaux de surface (autobus, tramways, trolleybus), le plan peut privilégier une approche plus stylisée, schématique, il parle alors du territoire par analogie. Quand cette approche est plus poussée, il devient diagrammatique, abstrait de la géographie, peignant la logique du réseau, il est alors « topologique ». Ces plans sont alors plus proches par exemple des schémas utilisés en biologie qui aident, grâce à leurs qualités synthétiques, à appréhender un système donné (cf. ill. schéma système nerveux central, travail d’étude de l’auteur [2]). Cette approche offre une accessibilité plus grande aux informations liées au réseau lui-même, à son exploitation, à son offre. Cette approche pourrait être perçue comme délaissant le territoire desservi mais cet aspect est rarement totalement absent de la représentation. Une combinaison des deux, avec un poids relatif plus ou moins équilibré de ces deux pôles est le consensus le plus courant dans tous les réseaux de métro à travers le monde.

Les destins opposés des plans de métro de deux villes d’importance mondiale, Londres et New York, sont emblématiques de ce sujet.

LE PLAN DE LONDRES

Le plan du métro de Londres ‒ Tube Map est si connu qu’en plus d’être l’icône du métro londonien, il est devenu le symbole du « plan de métro ». Il est la parfaite illustration d’un glissement sémiologique remarquable et en ce sens son destin est unique.

Ce plan est d’autant plus intéressant que le programme qu’il expose n’a pas été modifié dans ses fondements depuis sa création par Harry Beck (1903-1974) en 1933. Cependant, il est nécessaire de souligner qu’aucun des plans construits à partir de cette matrice ‒ et ils sont légion ‒ ne sont quant à eux devenus des icônes et encore moins des symboles.

Bien avant que Beck n’eut soumis, de son propre chef ce travail fait sur son temps libre, à ses employeurs, les managers pour le moins sceptiques de la compagnie du métro londonien, le réseau avait déjà atteint une complexité et une ampleur inégalées à travers le monde. Dès les années 1910 les plans surimposant des lignes colorées sur un fond géographique simplifié étaient devenus confus, difficiles d’utilisation, car l’usage du format de poche, très pratique mais contraignant, était devenu la norme, précédant en cela de nombreuses années bien d’autres réseaux. La profusion et l’intrication des lignes dans le centre de Londres, leurs extensions en de nombreuses branches rejoignant de lointaines banlieues rendaient l’approche géographique inopérante, les déformations très importantes et sans systématisme provoquaient de la confusion doublée de l’impression désagréable que le document n’était qu’une sorte de brouillon (cf. illustration [3]).

Quelques sociétés privées sans rapport avec l’exploitation du métro publiaient des documents dans lesquels le plan de la surface avait disparu pour laisser place à certains éléments structurants et choisis du paysage urbain de Londres : parcs, palais, grands équipements. Le succès de ces plans avaient encouragé l’exploitant à essayer de normaliser certaines variables, ainsi un travail important fut effectué sur la typographie (par MacDonald Gill, qui créera une fameuse famille de caractères encore en usage) dessinée non seulement en vue de faciliter la lecture mais aussi d’unifier les informations strictement relatives à l’usage du réseau. Dès les années 1920 apparaît donc la nécessité de concevoir un système qui doit se singulariser dans l’écheveau de signes qui encombrait déjà la ville jusque dans son sous-sol. Par ailleurs un code assignant une couleur à chaque ligne émergea ; nous verrons toutefois plus loin que cette approche a ses limites, ces couleurs associées à un nom restent aujourd’hui la norme pour désigner les lignes du métro de Londres.

Malgré le scepticisme de la direction, le premier plan diagrammatique (grille octogonale, angles à 0, 45, 90°) ne conservant que la Tamise comme référence schématique, fut distribué à titre d’essai en 1933 (cf. illustration, version tube Map 1933 [4]).

Ce plan connut, contre toute attente, un succès fulgurant auprès des usagers tant quotidiens qu’occasionnels. Il facilitait la compréhension des destinations, des correspondances et donc toutes les options que le système offrait. Il fut le premier plan officiel de transports collectifs schématique et changea pour toujours l’approche du dessin des plans de réseaux de transports collectifs, aussi bien complexes que plus simples.

Le plan actuel, mesurant 29,7×15 cm, est son descendant direct, malgré des modifications dans les tracés, les changements dus au développement du réseau et ceux inhérents au type d’information maintenant nécessaire (accessibilité aux personnes handicapées, par ex.), le document s’épanouit encore grâce au programme de Beck, avec quelques réserves, par exemple quant à l’importance visuelle des zones tarifaires (cf. ill. [5])

DES CAS MOINS ICÔNIQUES, PAS MOINS EFFICACES

Avant d’aborder le cas titanesque de New York, nous passerons par deux réseaux de taille plus modeste mais procédant néanmoins de la même logique.

Cinquante ans après l’entrée en scène du plan de Beck, en 1983, en Espagne, à la suite de la création d’un système graphique complet et unifié pour tous les transports publics de Barcelone ‒ TMB ‒ (J. M. Trias, designer graphique ; J. A. Blanc, designer industriel ; Miquel Moragas, sémiologue) 2 le plan du métro qui comprenait alors quatre lignes en plus de trois services de trains urbains, fut construit selon les mêmes principes que le Tube Map. Seules les lignes étaient tracées sous des angles à 0, 45, 90°, le plan était orienté à l’est, la mer faisant ainsi marge en bas du plan, c’est cette côte maritime qui donne ici une échelle symbolique, tout autre élément géographique étant absent. Ce plan était très dépouillé et présentait une grande clarté (cf. ill. [6]), tout comme la signalétique qui est par ailleurs encore en usage aujourd’hui.

Le début des années 1990 vit un passage par le géographique simplifié, (1990, cf. ill. [7]).

cette approche qui était similaire à celle du plan de métro de Madrid (1990, cf. ill. [8]).

de l’époque ne perdura pas. Le fond topographique n’apportait aucune information pertinente ni supplémentaire quant à l’usage du réseau.

Lors du retour au schématique les lignes suburbaines FGC considérées comme des lignes de métro et donc intégrées à part entière dans la charte graphique signalétique furent ajoutées, dessinées dans une couleur uniforme, bleu foncé (L6, L7, L8), furent également ajoutées dans une couleur uniforme (gris) les lignes ferroviaires Rodalies (services de banlieue de la RENFE) ainsi que les voies principales du territoire desservi.

Ce plan est confortable à lire, il mesure déplié 14,7×28 cm. (cf. ill. [9]).

La forme particulière de cette cité dont la croissance s’est inscrite en grande partie dans la grille de l’Eixample d’Ildefons Cerdà se prête particulièrement à ce traitement mais un détail très important a fait l’objet d’une exception à la grille octogonale, avec la création d’un réseau de tramways et son passage sur l’avinguda Diagonal, celle-ci ne pouvant rentrer dans la grille initiale qu’au prix de déformations rédhibitoires, elle fut dessinée à 30°, permettant de garder la cohérence de l’ensemble. Avec l’arrivée d’une ligne de tramway sur cette avenue, la L3 du métro qui dessert l’avinguda Diagonal sur ses trois stations finales sud-ouest suivit elle aussi cette orientation.

Ainsi l’on observe par l’exemple de ce plan qu’il n’est pas la simple copie d’un système d’une ville à l’autre, mais l’adaptation à partir d’un modèle logique à un tout autre contexte à la fois urbain et culturel.

Ailleurs en péninsule ibérique, à Lisbonne, un autre plan diagrammatique, très différent par ses variables graphiques, a très bien réussi à suivre les nombreuses évolutions du réseau qu’il représente depuis son introduction en 1998, suite à la réalisation d’une charte graphique lors de prolongements substantiels du réseau en prévision de l’expo universelle 1998. Les prolongements ont été construits et le plan fonctionne toujours parfaitement.

Très dépouillé, il ne ressemble à aucun autre. Lisbonne s’étend dans toutes les directions à partir d’une côte qui présente une forme en arc de cercle d’orientation SO-NE très particulière (de l’ouest vers l’est, l’estuaire du Tage entre la « mer intérieure » à l’est et l’océan Atlantique à l’ouest). Cette forme a servi de base, d’assise au schéma, les deux lignes principales (bleue et verte) anciennement une seule et unique ligne marquant une courbe très resserrée au nord du centre historique, en provenance du nord-ouest pour repartir vers le nord-est, déconnectées lors de leurs extensions respectives vers le sud. En outre cette ancienne ligne unique possédait une branche vers le principal campus universitaire en passant par le centre moderne, la zone appelée « Avenidas », projetée par l’ingénieur-urbaniste Ressiano Garcia durant le dernier quart du XIXe dans le même mouvement que les ensanches des villes d’Espagne. Cette branche fut aussi déconnectée, elle devint la ligne jaune et fut prolongée de part et d’autre (vers le sud-ouest et le nord) ; enfin une nouvelle ligne fut créée, la rouge, transversale, elle joignait initialement la zone de l’expo 1998 à la ligne verte, cette ligne fut elle aussi prolongée au nord vers l’aéroport et vers l’ouest pour recouper les lignes jaune et bleue. Ce dernier prolongement en plus d’offrir des correspondances avec chacune des autres lignes, ouvrait une tangentielle qui permit de s’affranchir du réseau de bus, englué dans la circulation automobile saturée, ce nouveau tronçon améliora la circulation de près de 100 000 usagers au quotidien3.

Le système du métro lisboète compte donc quatre lignes, ces lignes ne sont pas numérotées, elles sont désignées par leur couleur ou par des noms surprenants : Oriente (orient) pour la rouge, Gaivota (mouette) pour la bleue, Girasol (tournesol) pour la jaune, Caravela (caravelle) pour la verte.

Tous ces prolongements n’eurent aucune incidence sur le dessin du plan de 1998, qui avait été conçu en les prenant en compte. Seize ans plus tard, il est encore d’une grande simplicité d’utilisation malgré les prolongements et l’ajout des lignes de trains de banlieue. Des symboles signalent les correspondances avec les autres systèmes de transports terrestres ou fluviaux qui desservent l’agglomération (cf. ill. [10]).

Hormis le dessin de la côte, il n’existe aucun rappel géographique, le plan est parfaitement lisible aussi bien dans sa version installée en station que dans celle de poche, mesurant seulement 16,7×21,4 cm. En station, des plans de quartiers très détaillés sont affichés, dispositif présent dans la plupart des réseaux du monde.

LE CAS DE NEW-YORK

Le Tube Map de Londres, initiateur du plan topologique à l’échelle du design industriel, a parfaitement résisté dans sa fonction et dans sa logique pendant plus de quatre-vingts ans malgré bien des adaptations et changements du réseau, il est le paradigme de son design au sens le plus complet.

Mais un autre plan parmi sa descendance prolixe a connu un destin tout à fait différent.

Il s’agit du plan dessiné en 1972 pour le réseau de métro de la “Metropolitan Transit Authority” ‒ MTA ‒ de la ville de New-York par Massimo Vignelli (1931-2014)4, designer italien formé au Politecnico de Milan, installé aux États-Unis au milieu des années 1960.

Vignelli avait déjà travaillé avec la MTA en 1966-1968 alors qu’il était en charge de l’agence new-yorkaise de la firme “Unimark International”, la plus importante agence de design du monde à l’époque.

Il avait dirigé la création d’un système de communication visuelle complet (charte graphique informative et identité, combinaison devenue rarissime aujourd’hui) pour le réseau new-yorkais, l’ensemble est connu sous la dénomination “Graphics Standards Manual”, cette charte connut une seule révision en 1984 et est toujours d’actualité 5.

La “Metropolitan Transportation Authority” est une administration publique, fondée en 1965 pour organiser, superviser et gérer les activités des différents réseaux jusque-là publics et privés qui se partageaient de manière pas forcément cohérente le marché des transports collectifs sur le territoire gigantesque de la commune de New-York. Depuis les années 1950, ces réseaux avaient été progressivement intégrés les uns aux autres mais aucune administration n’organisait effectivement tous ces systèmes qui restaient largement indépendants, c’est la création de la MTA par l’État de New-York qui mit fin, au moins administrativement, à ce chaos en intégrant les dernières compagnies en 1968.

En ce qui concerne l’information destinée aux voyageurs, c’est seulement à la fin des années 1950 que des innovations avaient été apportées, dans le but de l’unifier. Le réseau de métro dépendait jusque-là de trois compagnies (deux privées IRT et BMT, une publique IND6) qui offraient chacune des plans différents, se souciant peu de représenter l’offre dans son ensemble à l’échelle de la ville même si certains tronçons étaient opérés conjointement. Seules des compagnies privées n’étant pas impliquées dans l’exploitation proprement dite, publiaient des plans complets d’approche géographique simplifiée, les intérêts propres à chaque maison d’édition et aux annonceurs primaient (cf. ill. [11]).

La situation était kafkaïenne tant sur le plan des opérations que de l’information, il n’existait aucun système signalétique uniforme. Une première avancée fut faite avec la création d’un système rigoureux de dénomination alphanumérique des lignes et l’adoption d’un plan unique. Le premier plan fut conçu en 1958 par le designer George Salomon (cf. illustration [12]).

L’approche de ce plan était pour la première fois dans l’histoire pourtant longue des trois réseaux, diagrammatique, mais les lignes n’étaient toujours pas individualisées, seules 3 couleurs indiquaient quelle compagnie opérait telle ligne ou tel tronçon, l’esprit de « compagnie » prévalait donc toujours sur l’information. Une avancée capitale vers une information plus pertinente fut faite avec l’introduction de couleurs individuelles pour chaque ligne, mais cette révision de ce premier plan n’intervient que dix ans plus tard en 1969.

C’est dans ce contexte et après avoir travaillé au système d’information que Vignelli, designer confirmé, qui par ailleurs avait déjà travaillé à la signalétique d’un autre réseau, le futur métro de Washington‒DC, créa un nouveau plan qui sera pour le moins radical.

Il s’agissait d’une commande colossale, un défi aux proportions de la ville et de son réseau métropolitain tentaculaire, ce plan fut conçu en l’espace de deux ans, la dernière année étant essentiellement consacrée aux rectifications et à la préparation de l’impression. 7

Pour appréhender ce plan et la difficulté que présente sa conception, il est nécessaire de s’arrêter sur la complexité de ce réseau, unique au monde.

Contrairement à une idée très répandue, ce n’est pas tant le nombre de lignes qui fait la complexité d’un réseau mais ‒ c’est exemplaire dans le cas de New-York ‒ plutôt la nature de ces « lignes », autrement dit le type de service que les trains opèrent et le nombre de stations de correspondances (desservies par plus d’une ligne), pas moins de 320 sur 485 au total, en 1968 à New York .

Lors de la conception du plan de Vignelli, vingt-six lignes venant du Bronx, de Brooklyn, du Queens, (Staten Island n’est pas desservi directement depuis Manhattan) venaient se croiser dans un goulot d’étranglement : l’île très étroite, orientée nord-ouest/sud-est, de Manhattan. Un territoire par excellence cartésien, depuis qu’il a été rigoureusement quadrillé d’est en ouest et du nord au sud par la “Commissioner’s grid” de 1811. Un territoire parcouru dès 1868 par des trains aériens (elevated).

Les lignes empruntent des troncs communs dans Manhattan et chacune de ces lignes possède plusieurs types de services, ce système est assez proche de celui des lignes de RER à Paris 8, mais étant beaucoup plus développé à New-York, son usage est proportionnellement plus problématique, car dans une station donnée peuvent passer jusqu’à quatre lignes comportant chacune plusieurs types de services (jusqu’à trois), tous les trains qui passent par une station ne s’y arrêtent donc pas, loin s’en faut.

La MTA désigne officiellement ce qui correspondrait à nos lignes par “routes”, “lines” faisant référence aux infrastructures, c’est à dire les voies héritées des différents réseaux qui coexistaient jusqu’à leur lente unification de 1940 aux années 1960, le terme “line” est donc confiné à un usage interne à la MTA.

En bref, la typologie est la suivante : les “routes” peuvent être omnibus à toutes heures tous les jours, ou seulement en journée en semaine, mais il existe aussi des services express qui fonctionnent à toutes heures tous les jours ; d’autres, seulement aux heures de pointe en semaine ; il existe d’autres combinaisons comme des services omnibus ne fonctionnant qu’aux heures creuses en semaine, se transformant en services express aux heures de pointe ; enfin, il existe des lignes plus simples, les “shuttles” qui opèrent comme des omnibus sur des distances courtes entre les grandes lignes en certains points du réseau. Tout cela donne un aperçu de la richesse des services offerts, mais aussi de leur complexité d’approche tant pour un voyageur quotidien qui, en dehors de son trajet habituel pourra facilement rater sa station, que pour un touriste ou un étranger à la ville, dubitatif devant le nombre de rames qui passeront sous ses yeux sans s’arrêter, il faut rappeler l’absence de signalétique unifiée avant 1968/1969 pour s’imaginer le contexte d’alors !

Il est important de noter qu’il n’existait pas encore de plan de poche représentant l’ensemble des services pour les voyageurs en 1968. C’est pourtant à cette époque que fut implantée la nouvelle signalétique de “Unimark International” et de nouveaux services créés, il était donc urgent de pallier à cette carence, impensable aujourd’hui.

Ainsi quand Vignelli s’attela à cette tâche, le réseau comportait vingt-six “routes” et “shuttles”, il connaissait très bien le réseau car il venait de réaliser la signalétique et il y avait urgence.

Vignelli dessina un plan sur une grille similaire à celle associée à Beck mais avec un impact tout à fait différent, le plan étant plus grand, le nombre de lignes supérieur, le territoire très différent à celui de Londres.

Vignelli était un partisan actif de l’école fonctionnaliste-moderniste, il se fixa des principes simples et solides pour ce nouveau document qui allait être affiché dans chacune des 468 stations et proposé à des millions de voyageurs sous format de poche.

Les grands boroughs (districts) de New-York sont délimités entre eux par l’eau, cette particularité sera exploitée par Vignelli, en outre il décida, du fait de la schématisation extrême qu’il comptait opérer, s’affranchir de la plupart des repères ou analogies géographiques pour se concentrer essentiellement sur le réseau, un plan de réseau n’est pas un plan de la ville, ni une plaquette touristique.

Initialement, le plan devait être associé en station à un plan général de la ville (de type géographique, néanmoins largement simplifié) et à des plans détaillés de quartiers, le diagramme devait être la pierre angulaire de ce corpus. Pour des raisons économiques, seuls le plan du réseau et plus tard, les plans de quartiers, furent mis en œuvre. Ce « détail » ne sera pas sans conséquence.

Il dessina chaque “route” individuellement dans la couleur qui lui était assignée, permettant de les suivre physiquement à travers la surface du document. Il existe donc un tracé pour chaque “route” et celui-ci est d’une épaisseur suffisante pour y intégrer un disque noir si le service (route) marque un arrêt ou non en station, ainsi que pour inscrire en toute lettre ou chiffre l’identifiant (indice) de la ligne. Vignelli amplifie l’individualisation des “routes” par l’association d’une couleur à des lettres ou des chiffres, les services omnibus (local) continus sont désignés par exemple par deux lettres, les services express par une, ainsi que par l’imposition de ces lettres en réserve dans des disques de couleur pour identifier chaque service (bullets). Les rares analogies géographiques sont dans des couleurs non naturelles, pas de vert pour les parcs, pas de bleu pour l’eau, afin de renforcer leur statut d’analogie et non de représentations fidèles, il ne conservera d’ailleurs que les neuf plus grands parcs de la ville sous la demande pressante de la MTA. Une première version sortit fin 1972 [13], la dernière fin 1978.

Ce document était un diagramme, c’est le nom que Vignelli retiendra d’ailleurs plus tard pour la réédition de 2008. La logique du réseau primait. Sur le plan informatif, le document remplissait magistralement sa fonction, les New-yorkais avaient déjà vu un plan diagrammatique depuis les innovations de George Salomon, mais ce plan si radical qu’il peut être déroutant encore maintenant au premier abord, fut perçu de manière tranchée et dans l’ensemble mal compris. Peu de gens eurent une position mitigée à son égard.

Même si le plan fut acclamé par le monde du design, ceux qui le rejetèrent, le rejetèrent viscéralement. En outre, il semble manifeste avec le recul, que parmi les voix qui le rejetèrent, beaucoup avaient du poids au sens politique et surtout les « oreilles » de la MTA .

D’un format raisonnable, mesurant 45,5×53 cm déplié (dans sa version de poche), d’usage à la fois quotidien et occasionnel pour des millions d’individus, il est remarquable à bien des points de vue.

J’ai en ma possession un exemplaire original de la première version, je le regarde avec plaisir mais aussi avec une certaine perplexité quand je transpose ce document dans le contexte new-yorkais de l’époque. La ville était alors en pleine déréliction, au bord de la banqueroute qu’elle évita de justesse, le métro était un dédale particulièrement anxiogène. Les rames étaient sales, les graffitis qui étaient apparus quelques années auparavant avaient explosé et recouvraient littéralement toutes les surfaces accessibles, en outre c’est durant cette période que des problèmes mécaniques récurrents affectèrent une grande partie du matériel hors d’âge (des centaines de rames dataient des années 1930) et plombèrent la régularité du service, enfin ces années étaient aussi marquées par l’omniprésence de la violence ; en bref, prendre le métro à New-York faisait peur et la fréquentation s’éroda : 1,33 milliard de voyages/an en 1969, 998 millions en 1977. Ce plan diagrammatique aux couleurs vives strictement encadré de noir, tranchait dans cette ambiance pour le moins délétère du subway. Au-delà de cette vision conjoncturelle et contextuelle, ce plan reste aujourd’hui encore un document exceptionnel, visuellement puissant et efficient. Adapté au réseau d’aujourd’hui, comme nous le verrons plus loin, il remplit sa fonction sans ambiguïtés.

LA FIN DU PLAN VIGNELLI ET CE QUI S’ENSUIVIT

Quant aux raisons exactes de sa révocation six ans et demi seulement après son entrée fracassante, tant sur la scène des transports new-yorkais que sur la scène internationale du design, elles restent très confuses, si troubles qu’il est très difficile d’expliquer cette disgrâce sans rentrer dans des détails aussi fastidieux que nombreux de la vie politique municipale de l’époque, des relations entre la MTA et la mairie, les intermédiaires non désintéressés et des relations entre Vignelli et tous ces acteurs 9.

Beaucoup de bruits, rumeurs et finalement légendes émergèrent puis enflèrent pour finalement rester en suspens autour de la disparition de ce plan, sans qu’aujourd’hui il soit facile de démêler le vrai du faux, le point de détail de l’argument de poids. L’un de ces bruits, parmi les plus persistants et sonores concerne Central Park qui était représenté comme un carré, ce qui aurait choqué les habitants…une chose est cependant certaine, ce n’est pas une raison de cet ordre qui conduisit la MTA à lancer les discussions pour la création d’un nouveau plan.

La fin des années 1970 était une période particulièrement dure pour New-York et le réseau de métro ne faisait pas exception, subissant régulièrement des coupes franches, le matériel et les infrastructures étaient dans un état de délabrement inimaginable aujourd’hui, victime de désinvestissement chronique et d’un vandalisme endémique. Le plan de Vignelli affichait une logique et un programme qui marquaient une période désormais révolue, les vents tournaient. Dans la tourmente que traversait la ville, ce plan avait fini par cristalliser de nombreuses frustrations, tant du côté des voyageurs que de l’administration. Il fut finalement victime dans cette conjoncture défavorable d’un concours de circonstances très éloigné des problématiques de fond, c’est à dire de l’information et de sa représentation, autrement dit du design et de la sémiologie graphique. Comme énoncé précédemment, il est très difficile d’expliquer en quelques lignes ce qui, réellement présida à l’abandon de ce plan, il est toutefois possible de dire qu’un mélange de combats idéologiques, de lobbying, d’intérêts personnels et de pragmatisme poussé jusqu’au cynisme en furent les ingrédients principaux 10.

Après six mises à jour, consécutives aux réductions et changements de services, la MTA décida de le remplacer par un plan d’approche plus traditionnelle. L’arrivée providentielle de fonds fédéraux au secours du réseau, une somme de 600 millions de dollars de l’époque, finit par forcer les velléités. Trois millions furent alloués à la préparation du futur plan et les travaux lancés sur les chapeaux de roues sous la direction d’un comité. La formation même d’un comité pour superviser la conception révèle la circonspection qui présida la réalisation de ce nouveau plan. 11

Un tandem ressort des nombreuses personnes impliquées dans cette genèse, le cartographe John Tauranac et le designer graphique Michael Hertz, très investi dans la cartographie des transports collectifs.

En 1979 parut la première version du plan actuel, d’approche géographique toutefois largement déformée, les couleurs naturelles réapparaissent, ainsi que les voies principales, certains grands lieux d’intérêt et équipements importants. (cf. ill. version 1979 [14]).

Malgré les nombreuses modifications effectuées année après année, l’inflation des informations périphériques textuelles 12, l’ensemble des variables mises en places en 1979 restent les mêmes à l’exception du dessin des stations, qui de trois formes différentes passa à deux en 1998, la filiation entre la première édition et la version actuelle demeure évidente.

Ce plan est beaucoup plus grand, il mesure 58×83 cm déplié et comporte un véritable abécédaire des lignes (service guide), une nomeclature, pour spécifier leur caractéristiques de service.

Ce plan abandonne la logique du service (route) individualisé par une ligne avec une couleur propre et donc un objet physique distinct. Le changement le plus important introduit, la seule innovation sur le plan fonctionnel, réside dans l’assignation des couleurs par corridor (trunk), ces fameux corridors empruntés par de nombreuses lignes dans Manhattan. Cette innovation a un corollaire, la fusion des différentes lignes (services/routes) sur ces tronçons, c’est cet aspect précis qui est le plus discutable et discuté. Cette innovation charnière n’a été possible que par l’arrivée de l’aide fédérale, car ce changement n’était pas qu’une figuration symbolique sur le plan, ces couleurs allaient s’afficher dans les stations, sur le matériel, dans la signalétique, il s’agissait d’une modification de tout un pan du système informatif. Ci-après, la liste officielle des couleurs et des corridors associés :

– bleu (vivid blue) : 8th ave ;

– gris clair (light slate gray) :14th st ;

– gris foncé (dark slate gray) pour tous les « shuttles », lignes courtes assimilées à des navettes ;

– jaune (sunflower yellow) : Brooklyn-Queens via Manhattan, Broadway, sud de la 42nd St ;

– marron (terra cotta brown) : Brooklyn-Brooklyn via Manhattan, Nassau St ;

– orange (bright orange) : Avenue of Americas ;

– rouge (tomato red) : Broadway, nord de la 42nd St et 7th Ave ;

– vert (apple green) : Lexington ave ;

– violet (raspberry) : 42nd st ;

– vert clair (lime green) : ligne G (seule ligne ne passant pas par Manhattan).

Ces choix ne réduisent pas le nombre de couleurs mais réduisent considérablement le nombre de tracés physiques, obérant immédiatement le suivi individuel de chaque service (route) puisqu’ils se confondent. Il faut alors pour chaque station se reporter à la nomenclature des services, puis lire directement en dessous du nom de la station les indices (numéros ou lettres) inscrits suivant un code strict : gras (bold) pour les services continus, maigre (light) et italique, pour les heures particulières ou les express. Ce code s’ajoute au symbole de station lui-même qui est double (initialement triple), un disque blanc détouré de noir pour les stations où tous les services s’arrêtent tout le temps (express stations), ou un simple disque noir pour toutes les autres (local stations).

Le système signalétique de Unimark International est en revanche toujours en service actuellement et n’a été que très peu révisé depuis sa création, seule la typographie a changé pour des raisons techniques indépendantes de la volonté de la MTA, mais le caractère choisi en remplacement est très proche et ce changement n’est bien souvent perçu que par les spécialistes, enfin ce système a très bien intégré le code couleur par corridor. Cette pérennité remarquable prouve la qualité du travail effectué alors.

OVERGROUND/UNDERGROUND

La surface de Londres est aussi désordonnée que celle de New-York et en particulier celle de Manhattan est clairement dessinée.

Le métro londonien était dès l’origine majoritairement souterrain avec une première ligne ouverte en 1863 (underground, le nom usuel avec tube, pour les habitants qui est aussi une marque déposée, “UndergrounD”, labellisée en 1908 13) dans la partie la plus densément bâtie de la ville, tandis que celui de New-York était initialement aérien “elevated”, nom encore usité à Chicago ou Philadelphie par exemple, les lignes parcourent les tracés rectilignes des avenues (premières lignes bâties à la fin des années 1860), elles furent enfouies progressivement à Manhattan au cours du XXe siècle, le premier tronçon souterrain fut inauguré en 1904, il existe toutefois encore beaucoup de tronçons aériens dans les trois autres boroughs desservis (Bronx, Brooklyn et Queens) qui suivent le tracé rectiligne des voies, toutefois le système est intégralement souterrain dans Manhattan et le nom usuel est “subway”.

Beck a eu l’heureuse intuition de topologiser ce qui était souterrain afin d’éviter la contagion de la surface (overground) chaotique londonienne. Il suffit de se reporter au plan du réseau de surface (bus, cf. illustration [15]), qui fut identique dans son approche géographique pendant près d’un siècle, pour mesurer l’inefficacité voire l’absurdité d’une telle approche dans le cas d’un réseau si dense et étendu.

D’ailleurs, l’administration responsable Transport for London, offre depuis des années aux arrêts des spidermaps contextualisés, présentant à partir d’un lieu donné toutes les possibilités de parcours en bus de manière schématique avec au centre un encart détaillé géographique. 14

Les New-Yorkais ont quant à eux tendance à voir leur réseau comme une entité à part entière, telle une hydre fascinante. Comme à Londres, le réseau permet de s’abstraire de la surface, mais à New York celle-ci étant ordonnée, cartésienne, il permet de retrouver une liberté autre que celle imposée par les points cardinaux.

Vignelli n’est pas New-yorkais, la brillante radicalité de son plan a achoppé sur un phénomène intrinsèque à un « lieu » et à ses habitants, qui lui a peut-être bien échappé.

Pourtant le plan actuel de la MTA censé faire consensus, conçu sous le regard scrutateur d’un comité, qui se voulait un contre-pied à celui de Vignelli, est toutefois d’une utilisation difficile même pour les new-yorkais eux-mêmes et a fortiori pour un étranger. Il faut le lire comme un journal pour savoir où et quand s’arrête tel train d’un des nombreux services sur une ligne d’une même couleur (conséquence directe des choix faits en 1979), dans le plan de Vignelli il suffisait de suivre un tracé, voir la présence d’un simple point pour comprendre que le service matérialisé par ce tracé et cette couleur marque un arrêt à cette station, ce système était d’une simplicité confondante. Il répondait au moins aux questions « où ? » et « quoi ? » (quelle ligne), pour répondre à « quand ? », il fallait comme aujourd’hui se reporter à la nomenclature, ce problème étant inhérent au fonctionnement du réseau.

Mais le plan actuel représente, dans un sens très traditionnel, plus « justement » la ville de New York, il lui est plus fidèle. Il est chaleureux à sa manière, plus organique, chacun peut y retrouver son quartier, il est accepté même si des voix diverses et variées se font entendre régulièrement, pointant ses nombreuses insuffisances.

Cette dichotomie dessus/dessous, similaire dans les deux cas, a paradoxalement engendré deux destins opposés, le célébrissime Tube Map est considéré comme une leçon magistrale de design informatif. Le plan de Vignelli, parce qu’il relève quasiment du manifeste, est plutôt désigné comme le curieux fruit d’un jusqu’au-boutisme « fonctionnaliste international » en référence au style de l’école suisse de design, qui s’était répandu dans le monde occidental à partir de la fin des années 1950 et a dominé la décennie 1960 particulièrement aux États-Unis où il a été si utilisé qu’il a fini par se galvauder.

En 2007, Vignelli, dans le cadre d’un documentaire 15 réalisé pour les cinquante ans de la «Helvetica» ‒ typographie qui lui colle à la peau et étroitement associée au style « fonctionnaliste international » ainsi qu’au métro de New-York 16 ‒ était interviewé au sujet de son “infamous map”. Aigre-doux à la mémoire de cet épisode, il déclara que s’il avait fait une erreur dans la conception de son plan, c’était d’avoir conservé quelques analogies géographiques, alors qu’il voyait très bien ce plan fonctionner sur un fond uniformément blanc, il s’agit plus d’une boutade légèrement acrimonieuse que d’une réelle conviction, nous verrons pourquoi dès le point suivant.

Suite à l’engouement déclenché par le documentaire sur l’iconique police typographique qui faisait une large place au plan de Vignelli et à l’approche du 30e anniversaire de sa disparition, l’occasion lui a été donnée de réviser son plan et de le diffuser. Il l’a donc mis à jour, renommé diagram et a adopté le code couleur de 1979 par corridors tout en conservant un tracé individuel pour chaque service (route), il applique ainsi le code couleur de 1979 mais conserve la différence principale de son plan par rapport à tous les autres, cette combinaison donne au plan une nouvelle pertinence, la MTA ne l’ignorera pas.

(cf. illustration plan 2008 [16]).


Dans les versions des années 1970, le choix des couleurs pour chaque ligne avait pour seul souci d’éviter que deux lignes d’une même couleur ne se suivent en aucun endroit, il était en effet inévitable que plusieurs lignes aient la même couleur, puisqu’il n’est pas possible d’attribuer une couleur pour chaque ligne, les nuances trop nombreuses pour les capacités de discrimination de l’œil humain moyen, en outre se poserait le problème prosaïque, néanmoins pertinent, de la dénomination des couleurs.

En ce qui concerne ce principe d’association couleur/ligne, s’il est courant dans les plans de métro du fait du nombre réduit de lignes, il est l’exception, en dehors de la France, dans la plupart des plans de réseaux de bus, beaucoup plus denses, possédant beaucoup plus de lignes. Ces réseaux distinguent les lignes par niveaux de services, par orientation, par secteur, ou pour toutes autres raisons structurelles, plutôt que de les individualiser. Il n’est pas rare aussi de voir des réseaux appliquant une seule couleur pour toutes les lignes d’un même mode de transport (par ex. à Zürich, Bâle, Helsinki, les lignes de tramways sont en couleur, toutes les lignes de bus sont en gris).

Hormis ce changement important qui renforce l’efficience du design de Vignelli, cette séparation des tracés par services, permettant de visualiser ceux s’arrêtant ou non à telles stations par la simple présence du point (unique, contrairement au plan actuel) marquant la station, les principes graphiques de construction demeurent les mêmes que ceux du plan originel avec quelques subtiles adaptations dans les tracés, notamment la diagonale des lignes 1, 2, 3 et N, R, Q sous Broadway dans Midtown, reflétant ainsi l’orientation exceptionnelle de cette artère dans la grille de Manhattan. Enfin, Vignelli fait disparaître les parcs mais il redessine soigneusement les cinq boroughs en révisant les tracés des côtes, rééquilibrant les masses dans le format et les rendant plus proches de la réalité géographique, certainement une délicate contrepartie à l’effacement des parcs dans son souci d’abstraire le document de la géographie.

Ce plan a été imprimé en un nombre limité d’exemplaires (500), numérotés et signés par Vignelli, distribués en un jour donné en supplément du numéro d’avril 2008 de l’édition new-yorkaise du magazine Men’s Vogue ; les exemplaires ont tous été vendus en quelques minutes après l’ouverture des kiosques.

Depuis sa création, la refonte du plan actuel est un serpent de mer, que l’on voit surgir occasionnellement des eaux qui entourent de toutes parts Manhattan.

Un autre plan d’approche schématique, nommé Kick Map 17, dessiné par Eddie Jabbour qui présente un design soigné se situant à mi-chemin entre les deux approches diamétralement opposées de Vignelli et du comité de 1979, a beaucoup fait parler de lui à partir de 2004 jusqu’à faire la une du New York Times en avril 2007 18, mais cette proposition pourtant très aboutie a été déclinée sans plus de cérémonie par la MTA. Le plan est depuis commercialisé par son créateur sous forme d’applications mobiles en plus d’une impression à 30 000 exemplaires, s’il n’est pas devenu le plan officiel il n’en demeure pas moins utilisé par de nombreux usagers qui le trouvent, de fait, plus efficace que le plan officiel.

CONCLUSION

En 2011, la même administration qui avait éliminé le plan de 1972, a très officiellement décidé d’utiliser la version actualisée de Vignelli, adaptée aux services de fin de semaine. La MTA a créé à cette fin un site internet ainsi qu’une application pour smartphones nommés The Weekender, dédiés au réseau de fin de semaine, très différent de celui des jours ouvrables. La MTA reconnaît ainsi tacitement (je ne tenterais pas un néologisme indiquant ce que l’officiel peut avoir de tacite et vice-versa) une difficulté propre au réseau qui réside dans les variations de services d’un jour à l’autre et d’une heure à l’autre sur une même ligne, que son plan officiel ne permet pas d’appréhender et la praticabilité du plan de Vignelli qui s’est adapté à cette difficulté. Il s’agit là d’un compromis très révélateur.

Les deux plans vivent donc maintenant une cohabitation forcée, s’ignorant l’un l’autre, présentant deux visages d’un même réseau.

Cependant, le plan de Vignelli par son entrée au MoMA en 2004 19, a tout de même atteint un statut qui, s’il n’est pas sur le plan sémiologique le même que celui du Tube Map de Londres, peut être qualifié sans conteste de « culte ».

P.-S. : Massimo Vignelli est décédé à New York, le 27 mai 2014, à l’âge de 83 ans.

Pour information, principales caractéristiques des réseaux de New York, Londres et Paris. Données officielles fournies par les réseaux, 2014.

Voyages/an

(milliard)

Nombre de stations

Longueur du réseau (km)

Nombre de lignes

New York City

1,71

468

373

24

Paris (sans RER)

1,54

303

220

16

Londres

1,27

270

402

11



Notes

1 Lance WYMAN, travail graphique pour le métro de Mexico City, DF ; symboles de stations, plans de lignes et système signalétique http://graphicambient.com/2012/05/23/mexico-city-metro-mexico/

2 M. VÁSQUEZ MONTALBÁN, « Res no és el que era », Ajuntament de Barcelona – Quadern central Núm. 3, 1987 : Història i actualitat del disseny gràfic a Barcelona, p. 84-93

4 Emily LANGER, « Massimo Vignelli, celebrated designer whose work included NYC subway map, dies at 83 », Washington Post, 27-05-2014

5 Paul SHAW, Helvetica and the New York City Subway System, Cambridge, Massachusetts and London, England, The MIT Press, 2011, 132 p.

6 IRT : Interborough Rapid Transit Company ; BMT : Brooklyn-Manhattan Transit Corporation ; IND : Independent Subway System (anciennement Independent City-Owned Subway System)

7 Peter B. LLOYD & Mark OVENDEN, Vignelli Transit Maps, Rochester-NY, Rit Cary Graphic Arts Press, 2012, p.52-53

8Vignelli sera d’ailleurs consultant lors de la conception du système informatif du nouveau RER en 1976-77. Le plan sera conçu et dessiné par Rudi Meyer, il s’agit de la version sur fond noir (version iconique qui mérite sa place dans les ouvrages traitant du design informatif) qui perdurera jusqu’au milieu des années 1990. À ce sujet : Peter B. LLOYD & Mark OVENDEN, Vignelli Transit Maps, Rochester-NY, Rit Cary Graphic Arts Press, 2012, p.92-93

9 Sur l’éviction du plan de Vignelli : Peter B. LLOYD & Mark OVENDEN, Vignelli Transit Maps, Rochester-NY, Rit Cary Graphic Arts Press, 2012, p.77-80

10 Voir note 8

11Au sujet du comité : Peter B. LLOYD & Mark OVENDEN, Vignelli Transit Maps, Rochester-NY, Rit Cary Graphic Arts Press, 2012, p.77-80 et Maxwell J. ROBERTS, Underground Maps Unravelled, Wivenhoe-UK, publié par l’auteur, 2012, chap. 6.4 Aversion to diagrams, p. 173-174

12 Notamment les bulles indiquant les correspondances de bus qui brouillent par leur nombre et leur taille la lecture du document, c’est un des points constant parmi les critiques à l’égard de ce plan.

13 Mark OVENDEN, Metro Maps of the World, Harrow-UK, Capital Transport, 2005, p. 20

15http://www.helveticafilm.com/ ; film documentaire par Gary Hutstmit

16 La police typographique initialement utilisée pour la signalétique était une Akzidenz, en ce qui concerne le plan de 1972 il s’agissait d’une Helvetica medium puis à partir de 1974 un mélange d’Helvetica et de Trade Gothic, toutes sont apparentées à la famille linéale selon la classification Vox-ATYPI.

18Peter B. LLOYD & Mark OVENDEN, Vignelli Transit Maps, Rochester-NY, Rit Cary Graphic Arts Press, 2012, p. 94